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Être ou ne pas être

La martialité est assurément un des sujets le plus polémique et ambigu au sein de l’aïkido.

Nous sommes tous d’accord sur le fait que, génération après génération, l’aïkido évolue et prend une forme parfois très libre avec l’esprit des budo, ce dernier mot étant traduit de façon approximative par art martial.

L’aïkido est le fruit de la recherche d’un homme, Morihei Ueshiba, expert en divers budo, aguerri au maniement de la lance et du sabre, formé à la pratique d’une école de ju-jitsu et élève directe d’un des derniers samouraï, Sokaku Takeda.

Par la suite, l’aïkido prendra l’aspect que l’on connait par l’apport spirituel qu’amena Onisaburô Deguchi, co-fondateur de la religion Ōmoto-kyō inspirée du Shintō.


Morihei Ueshiba, fondateur de l'aïkido

La composante spirituelle de l’aïkido repose sur une base martiale et technique de son fondateur.

Pendant quelques décennies, la transmission de l’aïkido a respecté ce processus pédagogique : les experts d’autres budo venaient étudier l’art de l’aïkido après une solide connaissance dans leurs domaines, que ce soit le karaté, le judo, le kendo....

Nishio Sensei, Mochizuki Sensei, Chiba Sensei, Abe Sensei… tous ces maîtres étaient déjà des experts dans d’autres arts et méhtodes de combat avant d’approcher l’aïkido ainsi que son concept philosophique pacifiste et humaniste.

Mitsugi Saotome, Shihan, Uke Jim Alvarez

Saotome Mitsugi Sensei fait partie de cette catégorie de uchi deshi qui ont suivi Ô Sensei après une expérience dans d’autres disciplines.

Sa pratique et son enseignement est très marqués par cette approche martiale où nous pouvons encore voir l’empreinte des autres arts étudiés. Judo, ken jutsu, karate Wado-ryu, nitten ryu, boxe… autant de composantes à sa pratique d’aïkido qu’il s’efforce encore aujourd’hui de nous transmettre.


Si une phrase devait résumer son enseignement, ce serait celle maintes fois entendue sur les tapis : « Être ou ne pas être ».

Dans cette phrase shakespearienne, tout est résumé. La finalité du budo, la réalité de la vie…

Aujourd’hui encore, il ne cesse de nous dire que le tatami est le reflet d’un champ de bataille où nous devons étudier l’art de rester en vie par une technique et un esprit forts, mais également étudier les principes d’Aïki légués par Ô Sensei : musubi, faire un avec l’autre ; takemusu aiki, l’adaptation de notre technique, de notre esprit et des énergies aux situations qui nous entourent ; kanagara no michi qui pourrait être traduit par la recherche de la vérité et de liberté, à travers l’étude de notre art.


Il convient de bien définir ce qu’est la martialité.

Dans l’esprit de beaucoup de personnes, cette notion est souvent confondue avec l’agressivité et la violence. Je me souviens d’une anecdote : un magazine français voulait publier un article sur Saotome Sensei, dans les années 90, avec sa photo dans une posture et une expression faciale agressives… Certainement plus vendeur. Il avait refusé, arguant que l’aïkido et les budo ne sont ni la violence ni l’agressivité, mais au contraire la paix.

Budo, 武道, comporte deux kanji. que tout le monde connait, la voie ; puis bu, la guerre, le combat. Or Saotome Sensei nous dit souvent que Bu est composé des deux caractères qui signifient également « arrêter la lance ». Dans cette interprétation, tout l’esprit de l’aïkido s’exprime.

Au-delà de l’esprit guerrier que sous-entend le terme budo, le terme martial en français a de suite une connotation militaire. Une personne martiale est souvent caricaturée au garde-à-vous, habillée de couleur vert kaki, rigoureuse et austère.

Mais si nous cherchons un autre sens, être martial est un tout, mêlant aptitude physique et mentale, une technique et une conscience.

Bujutsu Aikido
Bujutsu tanren : l'entrainement aux techniques matiales

Saotome Sensei insiste beaucoup sur la posture dans l’aïkido. Celle-ci reflète l’esprit avec lequel nous pratiquons. Il nous dit souvent que nous devons incarner la noblesse de l’art, la noblesse d’esprit chevaleresque de l’aïkido. Nos mouvements doivent être précis, exacts, rapides. Les débutants doivent adopter une attitude rigoureuse, ils doivent prendre la posture de la garde pendant la pratique des kihons. Puis, en évoluant, le pratiquant peut se détacher de cette garde pour n’en garder que la quintessence, la vigilance dans une posture naturelle.

Très vite, Saotome Sensei demande à ses élèves de s’engager physiquement, de ne pas avoir de retenue, ni dans l’attaque ni dans la défense, c’est le concept de shugyo, l’entrainement intensif purificateur. L’esprit qui gouverne les mouvements ne doit pas se relâcher, il doit être intense, s’enflammer pour trouver la force qui est en nous. À haut niveau, il nous rappelle que les rôles d’uke et tori ne sont que des principes d’études basiques. Elles se confondent en évoluant vers les hauts degrés pour ne faire qu’un. Il n’y a plus d’attaquant, plus d’attaqué, il y a deux protagonistes. Nous pouvons percevoir cet aspect dans les films où Ô Sensei déséquilibre son partenaire en le saisissant. Cette pratique est étrangère à de nombreux aïkidoka modernes pour qui les rôles sont très (trop ?) bien définis, ne laissant plus de place à la spontanéité.

Il n’est nullement question de violence, mais un artiste martial doit savoir s’imposer sans écraser l’autre, être un Gentleman, un homme attentionné et doux.

Mais il ne faut pas confondre attention, douceur et faiblesse.

Dans les budo, il ne peut y avoir de faiblesse ou d’ouverture. Toute faiblesse se solderait par la défaite et la mort. À tout moment il faut être capable de prendre la bonne décision, savoir reconnaitre et percevoir les failles physiques et mentales de l’adversaire pour les exploiter, pour le mettre en déséquilibre, kuzushi, et ensuite appliquer les autres principes d’aïki.

L’aïkido, malgré sa philosophie de non-violence, est à mon sens un des arts martiaux les plus efficaces et fonctionnels. Je me souviens d’une des paroles d’Ikeda Sensei lors de son premier stage au Vigan il y a 10 ans : « Ce n’est pas l’aïkido qui ne marche pas, mais votre aïkido qui ne marche pas ». En une phrase, Ikeda Sensei a résumé la difficulté de notre art et notre incapacité à le rendre efficace. Pour lui, être capable d’exprimer la martialité de l’aïkido marque le passage de l’amateur au professionnel, à l’image d’un étudiant en droit qui un jour devient avocat et gagne des procès. On apprend des techniques, on étudie des situations, on cumule des données, puis on les applique dans des techniques codifiées ou libres pour arriver à une finalité.



Or l’aïkido repose sur un concept très précis de sauvegarde de notre intégrité en tant que tori, mais également, et c’est bien là son originalité et sa difficulté, de la sauvegarde de l’assaillant.

Un concept ambigu qui peut aujourd’hui méprendre beaucoup de pratiquants qui n’ont pas l’expérience des anciennes générations dont j’ai parlé auparavant.

Beaucoup de personnes sont attirées par l’aïkido grâce à sa philosophie pacifique mais rejettent l’aspect martial de notre art. Cependant l’un ne va pas sans l’autre.

Terry Dobson, un des précurseurs de l’aïkido aux États Unis qui avait pratiqué sous l’enseignement de Morihei Ueshiba, avait écrit un livre s’intitulant « It’s a lot like dancing », « C’est presque comme danser ».

Oui, l’aïkido possède cette esthétique corporelle, due à la tenue, et aussi à cette harmonie extérieure et intérieure entre les protagonistes.

Il n’en reste pas moins en premier lieu un moyen de résoudre un conflit physique. C’est un budo. Ensuite, lorsque les bases physiques, techniques, tactiques sont acquises, nous pouvons passer aux concepts philosophiques. Mais n’oublions jamais d’où nous venons, des bu-jutsu, et notre but sur le tatamis est de nous protéger d’une agression physique. C’est d’ailleurs là une des pierres d’achoppement de notre discipline, où le public rejette très souvent la violence, le contact et l’engagement que demande notre discipline.

Il faut savoir se détacher de la technique à un certain moment pour laisser le corps ou l’esprit s’exprimer par la spontanéité.

Tori ne peut faire de progrès dans notre art si Uke ne s’implique pas et ne le met pas au défi.

L’aïkido, comme tout art, possède plusieurs niveaux d’apprentissage, du plus basique, les kihon, mouvements de bases, au plus évolué qui tend vers l’improvisation et la déstructuration de la technique, oyo henka. Tous les experts, quelques soit leur art, musique, peinture, théâtre… nous disent qu’il faut savoir se détacher de la technique à un certain moment pour laisser le corps ou l’esprit s’exprimer par la spontanéité. L’aïkido et les arts martiaux ne dérogent pas à la règle. Cependant nous ne pouvons nous détacher que quelque chose que nous n’avons pas acquis. La martialité dans l’aïkido en fait partie, la notion de danger, de combat, de coups portés ou reçus, d’agressivité physique ou mentale… Comment s’expliquer de perdre ses moyens dès que Uke ne répond plus à nos exigences de coopération, d’intégrité et d’amitié…

Où se situe l’art martial s’il y a défaite, échec ou abandon, dès que les frontières psychologique ou physique que l’on s’impose sont dépassées ?

C’est aujourd’hui un des défis de notre art. Remettre la martialité au centre de notre art en la ramenant progressivement pour que la nouvelle génération puisse apprendre, pas après pas, les bénéfices de cet aspect oublié de l’aïkido.

Car c’est bien là que réside le trésor de notre budo. Au travers de cet aspect martial, le pratiquant va découvrir des valeurs, des leçons, des notions qui lui seront utiles dans la vie hors du tatami.

L’aïkido est aussi outil pour découvrir des valeurs et se découvrir en tant qu’être humain.

Dans notre pratique, nous devons nous exercer à percevoir le danger, par l’observation, par l’anticipation. Nous devons entrainer notre corps à réagir vite, à saisir l’opportunité.

Saotome Sensei aime citer « Ichi go, ichi é », une chance une vie. Dans la vie comme dans les budo, il n’y a pas de deuxième chance. Une opportunité passe, il faut savoir la saisir. Une attaque, un mouvement, une chance et une seule de laisser s’exprimer Aïki.

Saotome Sensei, uke Don Ellingsworth

« Aïkido est stratégie ». L’art de la guerre sous-entend l’utilisation de son environnement, des avantages et défauts du terrain, du sens de l’éclairage, des autres protagonistes sur le champ de bataille. Cela s’appelle l’observation. L’aïkido ne se soustrait pas à cet apprentissage. Qui est l’autre, quelles sont ses faiblesses et forces, dois-je faire irimi et passer derrière mon assaillant car il n’est pas seul et je pourrais être attaqué par derrière ? Le randori, ou taninzugake, est la manifestation et un des moments d’étude -souvent trop rares- de cette notion.

« Lorsque votre assaillant est seul, imaginez qu’ils sont mille, lorsqu’ils sont mille, imaginez qu’ils ne font qu’un » nous disait Ô Sensei. Ceci doit se travailler, à chaque moment sur les tatami.


De nombreux concepts sont présents dans l’aspect martial de l’aïkido. Concepts que nous ne pouvons pas étudier si nous nous concentrons uniquement sur la structure technique de notre art.

KYOIKU BUDO la voie de la chevalerie et de la protection. KYOIKU BUDO est l’éducation de cette voie.

Le budo est un tout. Technique, esprit, philosophie, purification, réalité, remise en question…

La mission du professeur est d’enseigner l’art dans son ensemble aux générations futures.

Mission au combien délicate lorsque notre art n’attire plus autant qu’avant, que la jeunesse se détourne de l’aïkido et que les rythmes d’apprentissage ou les créneaux attribués aux dojo d’aïkido sont réduits à deux soirs par semaine, trois tout au plus.

Saotome Sensei nous dit souvent qu’il faut pratiquer tous les jours intensément et que ce n’est qu’une fois fatigués des efforts fournis que nous pouvons espérer apprendre les principes d’Aiki. Aujourd’hui, le rythme de notre vie, les besoins de notre société, le confort à outrance ou la recherche du plaisir immédiat vont à l’encontre de cette recherche d’absolu et de réalisation personnelle.

Comment transmettre ce qu’on a pas reçu ? Lorsque le parcours d’un professeur en devenir se limite à la progression technique, il lui faut une très grande ouverture d’esprit et une grande remise en question pour s’ouvrir à une forme de pensée et une autre pratique. Sortir de sa zone de confort n’est pas chose aisée. Bien souvent, il faut un passeur pour avoir accès à certaines notions, d’autant plus lorsqu’elles proviennent d’une autre culture très éloignée de nous.


Etudier, respecter la martialité de l’aïkido revient à trouver notre place dans cet art et à nous remettre sans cesse en question pour continuer à évoluer sur un plan technique et personnel.

Replacer la martialité dans notre art redonne une dimension essentielle à ce que nous pratiquons. La martialité, c’est aussi savoir quelle place nous occupons dans une hiérarchie, au sein d’un groupe et d’une société. C’est avoir un repère vis-à-vis des autres. N’oublions pas que nous pratiquons un art sans compétition et que les seuls repères hiérarchiques sont les grades, très souvent décriés.

« Connais-toi toi-même »… Cette phrase de Socrate illustre l’aïkido. Savoir qui nous sommes pour mieux interagir parmi les autres, saisir la vie de façon unique, ici et maintenant, Tada Ima. Ne rien laisser passer, apprendre de tout et de tous. C’est peut-être là ce que voulait dire Ô Sensei lorsqu’il disait que nous devons être le centre de l’univers, connectés à toutes choses vivantes. Développer ce sixième sens, pour ressentir, apprécier, aimer la vie. C’est assurément là, la quintessence de notre budo humaniste.


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