
Irimi.
C'est un des premiers mots que l'on apprend en Aïkido. Il vient souvent avec son pendant, Tenkan. L'un et l'autre étant les deux déplacements possibles dans notre art. Déplacements physiques, deux façons de se mouvoir dans l'espace, l'un Yang, tout masculin, en ligne droite comme une flèche décochée vers sa cible ; l'autre Yin, féminine et spiralée, tornade ou tourbillon qui absorbe "l'autre" ou qui le projette vers l'extérieur. Mais l'un et l'autre ne sont pas en opposition, mais s'entremêlent à l'image du Tàijítú, symbole du Ying et Yang. C'est par le biais du corps que le pratiquant aborde Irimi. Si nous cherchons un peu la signification, Irimi nous invite à "rentrer dans le corps", se déplacer vers... vers le partenaire, vers celui qui symbolise l'attaquant. C'est une notion assez ardue pour le débutant. Comment aller à la rencontre de celui qui "m'agresse" ? Nous remarquons souvent que les formes de mouvement qui font appel à Irimi prennent plus de temps à acquérir que celles qui font appel à Tenkan. Préférer l'esquive à la confrontation. C'est un réflexe qui vient de la nuit des temps, inscrit dans notre cerveau reptilien.
Tout l'enjeu de l'Aïkido est de reprogrammer ces réflexes primaires. Ce n'est pas naturel d'aller vers le danger, vers "l'agresseur". C'est pourtant ce que nous demande Irimi.
Mais il convient alors de se demander pourquoi aller vers celui qui nous veut du mal. Sur un plan physique et de façon primaire, il n'y a pas de confrontation, pas de lutte ou de combat sans aller vers l'autre. De façon basique, pour que l'attaque atteigne sa cible, il faut bien qu'elle se déplace d'un point A qui est son point d'origine, au point B qui est la cible. Or on sait que les déplacements les plus courts et donc les plus rapides, sont ceux en ligne droite. Irimi se construit sur cette loi physique. Uke est Irimi. Son but est de venir à la rencontre de Tori pour en découdre. Physiquement, physiologiquement et psychologiquement, il se programme pour "rencontrer" Tori à un endroit et à un moment donnés dans l'espace, où il aura combiné puissance, vélocité et timing pour être à 100% de ses moyens au moment de la saisie, de l'impact ou de la coupe. Si Tori reste immobile sur place, il laissera Uke jouer son rôle d'attaquant qui mène à sa destruction.

En effectuant un déplacement quelconque, Tori va dérégler les plans d'Uke. Comme nous l'avons vu plus haut, le moyen le plus rapide de se déplacer, d'aller d'un point A à un point B est la ligne droite, c'est Irimi. Irimi ouvre beaucoup de perspectives dans un conflit. Tout d'abord, Irimi nous engage dans l'action. C'est évident mais pour beaucoup, difficile à réaliser, tout du moins au début de l'étude de l'Aïkido. Il permet de reprendre l'initiative sur l'autre, d'annuler les plans de Uke, en imposant son propre timing et distance... le Ma Ai. Aller vers l'autre nous permet également d'aller au contact alors qu'Uke n'est pas encore à 100% de ces capacités d'attaque. En d'autres termes, d'affaiblir ses capacités et volontés de nuire. En Aïkido, nous parlons quelques fois de "bulle vitale" ou de "sphère" dans laquelle nous sommes inscrits. Irimi nous permet de rentrer dans la sphère de l'autre, dans le milieu vital
qu'il avait construit pour venir se confronter à nous. Remarquez que la taille de cette sphère varie si nous travaillons à genoux, debout, à mains nues ou armés... Donc la réponse à apporter à ces attaques sont fonction, bien entendu, des prédispositions d'Uke.
Travailler sur nos peurs
Mais limiter Irimi à un simple déplacement physique en entrant tout droit vers Uke, serait réduire l'Aïkido à une technique uniquement physique, à une pratique seulement externe. Comme dans tout art, la technique doit être accompagnée de l'esprit par lequel celle-ci est accomplie. Si le corps décrit ce mouvement vers l'autre, l'esprit doit l'accompagner, à l'image du pratiquant de Kyudo qui décoche sa flèche et qui est la flèche. Le corps va vers l'avant, mais l'esprit, par appréhension, reste sur place, voir même qui recule par l'action de l'appréhension. Nous pouvons souvent l'observer chez certains pratiquants : la tête et les épaules s'engagent vers l'avant mais les fesses vont vers l'arrière pour symboliser le fait que l'esprit et le corps ne font pas qu'un. Le corps montre à qui veut le voir où nous en sommes dans notre progression et maitrise de notre art. Un autre révélateur souvent observé : juste avant l'entrée Irimi, le pratiquant a un petit mouvement de recul, comme pour mieux sauter.
Irimi nous invite donc à travailler sur nos peurs, petit à petit au travers de chaque exercice, pour peu qu'il soit exécuté en conscience.
Irimi... immobile
"Il ne faut pas confondre simplicité et facilité". Irimi est un mouvement extrêmement basique, mais sa réalisation n'est pas si aisée. C'est un mouvement pur, une ligne droite, qui doit tout mettre en œuvre chez le pratiquant. Regardons par exemple les Kendoka. La caractéristique des très hauts gradés, c'est le "Grand Men", un Shomen d'une pureté absolue, un engagement entier, mental et physique. Seuls quelques-uns, avec la plus grande expérience en sont capables. Voilà ce qu'est Irimi. Irimi c'est aller vers... Mais vers où ? Vers l'avant, vers son partenaire, mais aussi vers l'arrière, si nous travaillons en Ushiro par exemple, ou vers les côtés. En traçant des lignes dans toutes les directions, nous dessinons les rayons d'un cercle. Rayonner, d'un point central, émettre dans toutes les directions à la fois.

Quand Ô Sensei disait "vous devez être le centre de l'univers", cette réflexion, loin d'être une apologie de l'égocentrisme, pourrait être comprise comme "soyez le point d'où émane l'énergie vers les autres." Il faut avoir une vision globale (vision circulaire en 3 dimensions) de ce qui nous entoure. C'est un exercice que nous pratiquons lors des Randori. Se positionner dans l'espace, aller à la rencontre des autres et gérer plusieurs personnes ; être présent, avoir une relation et une action d'Irimi avec chacun des protagonistes du Randori. Posons-nous la question : le corps doit-il réellement être en mouvement pour accomplir Irimi ? Le processus d'Irimi ne serait-il pas d'associer corps-esprit pour mieux le dissocier ensuite ? Acquérir la technique pour mieux l'oublier. C'est une notion connue de tout artiste, "oublier la technique pour aller au-delà de la technique". Incorporer la technique, littéralement "faire rentrer" la technique dans nos corps, pour qu'elle s'exprime à l'intérieur sans pour autant avoir à bouger. Laisser de côté la technique pour laisser place à la créativité, à la spontanéité, à l'Art... martial.
Irimi... mental
Quand nous regardons certaines vidéos d'Ô Sensei, c'est l'impression que nous pouvons avoir. Des jeunes hommes venant l'attaquer puissamment, mais lui reste serein au cœur du mouvement, rayonnant d'une énergie fabuleuse alors que son corps n'est pratiquement plus en mouvement.. Ne serait-ce pas là la face interne de l'Aïkido ? Irimi devient donc mental, l'esprit qui va vers Uke.
Dans cette action physique "d'aller vers", nous avons une implication mentale, une volonté de rencontrer l'autre. Cette volonté peut être celle d'en découdre, commune à tous les arts martiaux ; ou celle d'apaiser, propre à l'Aïkido. "On ne cherche pas à tuer l'autre, mais à tuer son agressivité". Pour accomplir cela, il faut entrainer le mental ou l'esprit à agir de la sorte. Le dompter pour maîtriser une situation, pour aller au-delà du conflit. Arrêtons-nous un instant pour savoir ce qu'est un conflit. C'est un choc, un combat, une lutte entre plusieurs antagonistes. Le conflit se nourrit de plusieurs facteurs dont la surenchère. Parfois il suffit que celle-ci cesse pour que le conflit disparaisse. Mais pour qu'elle cesse il ne faut pas offrir aux instigateurs, ou du moins à la personne en face, de quoi ajouter "de l'huile sur le feu" et aggraver la situation. Irimi s'inscrit dans cette logique. Irimi physique, nous l'avons vu, mais aussi Irimi mental. La politique de la main tendue est célèbre en diplomatie. Faire un pas vers l'autre pour désamorcer un conflit naissant. Saotome Sensei, mon professeur, nous a longuement parlé de la symbolique de la main, des formes et significations qu'elle pouvait avoir. Tantôt agressive comme un crochet ou un poing, rigide et tétanisée, tantôt souple et apaisante comme une poignée de main. Chez l'homme, le développement de la main et du cerveau vont de pair, la main étant le reflet de l'esprit de l'Homme. C'est avec cette image que j'essaie d'aborder Irimi. Une action vers l'autre, dénuée de violence, franche et sans faille. Ne pas laisser d'ouverture, ni dans sa technique, ni dans la volonté de résoudre ce conflit de manière pacifique. Traduire physiquement ce que mentalement nous devrions être amené à penser : "je gère la situation, ne t'inquiète pas, nous allons vers ce but et personne n'en souffrira." Ce qui induit que Tori est tourné vers Uke, au sens figuré. Il est à son écoute, mais aussi il sait s'imposer en douceur. Il doit savoir créer le lien, le contact, physique de part la construction de son mouvement, mais également mental, et ne jamais le rompre. Musubi. Rompre ce lien reviendrait à ouvrir une brèche dans la logique de la résolution de conflit. Tori se retrouverait alors à travailler tout seul, dans un mouvement égoïste, et Uke pourrait alors de nouveau créer un conflit. C'est la fin de l'Aï Ki.

"Aiki en premier"
Saotome Sensei nous dit souvent "Aiki en premier". Ce qui revient à dire, qu'avant toute chose, il faut aller à la rencontre de l'autre. Irimi nous offre cette possibilité, de nous engager pleinement dans l'action, de créer avec l'autre, une harmonie, éphémère au début car le temps d'un mouvement, mais qui au fil du temps deviendra plus long, pour s'inscrire dans une vie.
Article paru dans Dragon magazine, Spécial Aikido n°7 Photos : Philippe ORSINI - Amandine MOUTON

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