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Aikido et métanoïa

Photo du rédacteur: Stéphane Le DerfStéphane Le Derf

« Tu fais quoi comme sport ? »

Nous connaissons tous cette question qui nous fait marquer un temps d’arrêt avant d’y répondre.

« Ce n'est pas un sport, ni même un spot de combat. C'est un art martial… » 


En mon for intérieur, je me demande même si le terme art martial est vraiment approprié.

Personnellement je préfère voie martiale.

Alors, quelle différence y-a-t-il entre art martial et voie martiale (武道 budo) ?

C'est justement le cheminement que l'aïkido devrait opérer en nous, un changement d'état mental, une transformation psychique profonde, une application philosophique.Ce changement est justement la métanoïa, mot d’origine grecque signifiant littéralement un « changement de vue » ou « changement de regard », qui voit la pensée et l’action se transformer de façon importante, voire décisive.

L'art ne propose pas ce changement profond, même s'il peut apporter un regard nouveau et une  perception différente.

L'aïkido nous invite à réaliser une véritable métanoïa, grâce à son apprentissage par le geste et sa philosophie sous-jacente.


L'apprentissage par le geste, c'est ce que l'on fait tous dans les dojo.

« Shomen uchi ikkyo, omote, ura ! » Apprendre des techniques pour forger un corps que certains appellent le corps aïki.

Apprendre des techniques pour reprogrammer nos réflexes de défense, optimiser notre potentiel physique et proprioceptif, tenter de garder une certaine souplesse et conserver une capacité physique avec le temps qui passe…

Mais cela ne devrait être que la partie visible de l’iceberg.

On dit communément que la fonction crée l'organe. Notre corps va s’adapter à notre pratique, pourvu qu’elle soit régulière, mais cette adaptation aura une certaine limite, des yeux ne vont pas nous pousser dans le dos pour pratiquer ushiro wasa !

La principale modification sera au niveau de notre cerveau. On appelle cela la plasticité du

cerveau. C’est sa capacité à modifier ses connexions synaptiques suivant notre apprentissage et les tâches effectuées avec répétition.

Par exemple, avez-vous déjà essayé de poser une division complexe sur papier et de la résoudre comme à l’école primaire ? Pas évident quand on n'en a plus l'habitude ! Pourquoi ? Parce que les connexions neuronales que l'on utilisait alors n'existent plus et qu'il faut les recréer ! La pratique corporelle a tendance à s’oublier moins vite que la connaissance intellectuelle, c’est pour cela que le vélo ne s’oublie pas, mais que calculer mentalement 13 x 12 peut devenir une gageure plus de trente ans après avoir appris les tables de multiplications.


Il en va de même pour l'aïkido. En pratiquant nous créons des connexions neuronales propres à notre discipline. Nous répétons inlassablement les mêmes techniques, plusieurs fois par semaine. Le temps passant, le cerveau crée des liaisons synaptiques et des boucles neuronales qui vont permettre au pratiquant de se mouvoir et réaliser mécaniquement un geste de plus en plus facilement, rapidement, en cohérence avec ce qui va lui être demandé par exemple lors d’un passage de grade ou dans sa pratique personnelle. Changez un paramètre, changez de « style » ou d’école et vous sentez bien que vous n’êtes pas aussi à l’aise et qu’au moins une partie du travail doit être refaite, de nouvelles habitudes doivent être prises et le cerveau doit recréer de nouvelles connexions. La plasticité du cerveau opère et en quelques temps, les marques sont de nouveau prises plus ou moins aisément.


Que demande-t-on au pratiquant d’aïkido ?

C'est non seulement de se défendre mais également de prendre soin de « l'autre », de créer une harmonie à partir d’une situation chaotique et agressive… Plus complexe, on aura du mal, il faut bien dire !

Si la répétition du mouvement est un des moyens mécaniques d'arriver à cette optimisation, elle ne suffit pas à la réalisation du dessein même de l’aïkido. La recherche active et consciente est nécessaire.

L'esprit (心 shin) doit entrer en scène !

Dans de très nombreuses disciplines, budo, danse, sport... il est dit que l'esprit gouverne le corps. Pour cela, il faut conscientiser ce que l'on fait, passer de l'ombre de notre inconscience vers une lumière qui éclaire notre conscience.

De nos émotions découlent nos pensées, de nos pensées découle notre réflexion, de notre réflexion découlent nos actes. Et à leur tour, de nos actes vont naître de nouvelles émotions.

Si nous ne remettons pas en question nos habitudes, nos travers, si nous ne brisons pas la chaîne de ce qui est transmis depuis des générations sans discussion, nous sommes condamnés à toujours agir avec le même schéma, à reproduire celui de nos aînés et à léguer aux générations futures aussi bien nos joies que nos peurs, notre violence, notre vision parfois étroite du monde qui nous entoure.


L'aïkido nous offre cette opportunité de non seulement réfléchir sur nos actes et nos émotions, mais aussi de travailler dessus.

Étudier et entrainer notre esprit va modifier notre personnalité, même si le processus est long et laborieux car deux obstacles se dressent devant nous lorsque nous essayons de nous parfaire : la routine et l’impatience.

La routine consiste à pratiquer encore et toujours les mêmes formes quasiment de façon automatique, sans jamais sortir de sa zone de confort. L’impatience, quant à elle, nous fait abandonner lorsque nous ne parvenons pas à nos fins à la vitesse que notre égo souhaiterait ; pour retourner à nos habitudes, nos formes de pratique, voire tout arrêter et revenir à notre "vieille" façon de penser si confortable. On en revient à regarder le monde qui nous entoure toujours du même point de vue rassurant. Or, l’humain est profondément paresseux, il n’aime pas l’effort. C’est entre autre pour cela qu’il a asservi d’autres humains, pour faire son boulot à sa place ; qu’il a inventé la machine, car l’esclavage étant trop cher et peu éthique, il vaut mieux avoir une machine pour le remplacer au labeur ; et finalement l’intelligence artificielle apparaît pour penser à sa place… Ce n’est donc pas dans sa nature profonde de penser et de se remettre en question, trop compliqué, trop d’enjeux…

Nul n'est obligé de se remettre en question, mais c'est ce qu'Ô Sensei nous a incité à faire avec son outil, sa méthode, sa vision du budo de paix, l’aïkido. Certes, nous ne sommes pas obligés d’adhérer à sa vision, mais c’est quand même le point de départ de l’aïkido moderne et l’héritage qu’il a souhaité nous transmettre.

Alors, la question cruciale pour chacun de nous et à laquelle nous devons répondre si nous souhaitons progresser devient :

Pourquoi pratique-t-on l’aïkido ; dans quel but, dans quel dessein monte-t-on sur les tatamis ?

La technique est un support de réflexion sur nos actes, une méditation active sur notre comportement avec le monde qui nous entoure.

Apprendre à pratiquer avec bienveillance à chaque instant, sans porter atteinte à l'intégrité physique et mentale de notre uke, contrôler une situation avec non-agressivité, même dans les moments les plus intenses, sur le tatami d'abord, puis hors tatami, dans le monde qui nous entoure. C’est l’exercice qui nous est proposé.

La bienveillance doit être la base de notre pratique, physique et mentale. Elle peut nous mener vers l'amour dont nous parlait Ô Sensei, chemin long et difficile. Bienveillance dans l'acte : ne pas contraindre, ne pas être rude, agir avec un minimum d’intervention ; bienveillance de l'esprit, ne pas imposer son égo, respecter le timing et le point de vue des autres.

Arrivé à un certain niveau, la bienveillance doit se voir dans notre pratique.

La part technique est la plus simple à réaliser. Nous avons une méthodologie crée par Kishomaru Ueshiba qui a souhaité mettre en place une nomenclature et des codes facilement discernables à tout un chacun tels que, par exemple, omote et ura, ainsi que les passages de grades qui justement nous demandent de progresser techniquement.

Nous pouvons juger relativement facilement si un pratiquant développe une technique effective pour ne pas dire efficace selon les critères en vigueur dans notre discipline, notre fédération, notre courant de pratique. Tori effectue les techniques avec de plus en plus d’aisance, de vitesse, il est capable de se couler dans le timing de son partenaire (ma-aï)… Uke chute de façon démonstrative, suit bien son tori, ne lui oppose pas de problème majeur, réagit comme les us et coutumes lui demandent de faire… selon les différents courants et fédérations.

Mais comment juger de la progression mentale que devrait apporter notre discipline ?


Comment juger si un candidat est réellement en chemin, sur la voie de notre budo ?

Cela est quasi impossible, car il n’existe aucune grille d’évaluation de l’éveil, et tous ceux qui ont voulu mettre en place une telle chose s’y sont cassé les dents !

C’est à ce moment que l’aïkido devient une véritable voie. Nous sommes seuls sur le chemin, à la fois acteur de notre recherche, observateur de nos joies et de nos peurs, juge de nos actes si nous en avons le courage. À chacun de nous de vérifier constamment les fruits de nos expériences, de notre pratique, comme un scientifique vérifie inlassablement les résultats de ses recherches.

Et la tâche est d’autant plus difficile que de moins en moins d’enseignants envisagent une transmission philosophique de notre discipline. Donc les repères ne sont plus mis en place, l’enseignement philosophique n’est plus abordé, les comportements sur les tatamis sont de moins en moins en adéquation avec le budo et l’étiquette attendue. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons glissé depuis une vingtaine d’année d’un art martial à… un sport de loisir.

L’enseignant d’aïkido devrait pouvoir assurer un minimum de l’héritage philosophique du fondateur. Aujourd’hui ce n’est plus le cas.


Je suis toujours perplexe lorsque je vois un gradé terminer sa technique de façon conquérante, voir violente, alors que uke ne peut plus rien faire et est à sa merci.

Pourquoi avoir tenté de construire une « harmonie » physique dans la technique pour finir sur une note de vainqueur impitoyable, bourré de testostérone ? Nous cassons en quelques dixièmes de secondes, une tentative d’harmonisation avec « l’univers et le monde qui nous entoure » selon Morihei Ueshiba. On vient de ruiner toute une relation et un dessein.


L’aspect le plus dur et le plus décourageant de toute voie est l’aspect mental, l’incapacité de nous changer profondément. Notre impatience et notre paresse naturelles renforcent cela et notre tentative de changement est vite avortée.

C’est dommage, car justement nous avons un outil, ou des outils : toutes ces techniques que nous répétons inlassablement sur les tatamis. Que nous enseignent irimi ou tenkan ? Quel aspect mental peuvent nous apporter ces types de déplacements ? Engagement ou changement de point de vue ?

Que signifie la verticalité avec laquelle nous devons exécuter nos mouvements ? Ne serait-elle pas en lien avec la notion citée par Ô Sensei : « vous devez être le lien entre les cieux et la terre ». Pourquoi nous le dire, nous le démontrer et ne pas le rechercher ?

Que signifie réellement l’intégrité du partenaire si on est en train de lui broyer le poignet sur un nikyo ou lui faire exécuter coûte que coûte une chute claquée sur un shiho nage qui à force de répétition, va altérer l’intégrité de son corps. Combien d’experts aujourd’hui à la soixantaine passée ont de gros problèmes articulaires ou tendineux ?

Ça ne se limite pas à ces trois points, bien évidemment, chaque technique, chaque situation doit nous instruire non seulement sur la relation à autrui, mais également sur nous-même.


Dans toute recherche, nous sommes vite confrontés à nos propres limites, limites de notre corps avec l’âge qui passe, limites de notre cerveau qui a l’habitude ou non de changer de routines, limites de notre pensée avec nos propres peurs, nos zones d’ombre…

C’est justement en nous confrontant à nos peurs, nos zones d’ombre que nous pouvons changer, nous améliorer. Il faut savoir sortir de nos habitudes à la fois confortables et parfois perverses car nous laissant avec nos démons. L’aïkido nous donne cette incroyable chance !

Souvent les débutants ou les néophytes pensent qu’avoir un grade élevé signifie avoir une sagesse acquise… Rien de plus erroné !

Ce n’est pas parce que je pratique l’aïkido, le yoga, la médiation transcendantale ou une quelconque recherche personnelle que je suis quelqu’un de bien.

Ce n’est pas parce que je répète une technique encore et encore que j’améliore la personne que je suis. C’est parce que je tente de comprendre ce qu’il y a derrière la technique, la philosophie et les principes dont elle découle, de prendre en compte la personne avec qui j’exécute le mouvement…, de mettre en pratique et de remettre mes certitudes en jeu, que peut-être, je pourrai changer de point de vue, changer mon comportement et m’améliorer.

Et à ce moment-là, petit à petit, le changement opère et la métanoïa se réalise.

Même si cela peut paraitre curieux, mais apprendre à travailler avec légèreté peut amener à reconsidérer la relation à autrui hors des tatamis. Apprendre à rester réellement connecté avec son uke du début à la fin d’une technique peut apprendre à revoir sa forme de communication avec les autres et les prendre réellement en considération, ressentir l’autre, ses peurs, ses joies, ses demandes et acquérir une forme d’empathie pour le monde qui nous entoure… Avoir une relation de cœur à cœur.


Personnellement, l’aïkido m’a appris, entre autre, la sincérité dans la politesse et dans le premier contact : savoir dire bonjour avec sincérité, aborder avec un sourire véritable, essayer de faire de cette rencontre et de ce code de savoir-vivre en communauté qu’est la politesse, une réelle opportunité de communication avec l’autre.

Souvent je retombe dans mes travers, comme tout un chacun. J’en suis conscient et j’essaie de corriger, comme on corrige une prise de main sur kote gaeshi ou un déplacement. C’est cela de  de budo, la voie dans laquelle je me suis engagé. Sinon j’aurais pratiqué une technique (術 jutsu), une école traditionnelle (古流 koryu) ou un sport de combat. Mais c’est justement cette promesse de travail du corps et de l’esprit que je suis venu chercher en aïkido.

Et tous les jours je me pose cette question : pourquoi je monte sur les tatamis et salue Ô Sensei ?


Paru dans Dragon Magazine H.S Aikido n°16

Crédit photo Philippe Orsini.

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